2ème prix Ex aequo

Au théâtre de la technique

Robert Yessouroun

Décor : À droite, un salon simple, avec, au fond un escalier ; à gauche, un bureau avec une multitude d’appareils électroniques d’où émerge un écran. On doit comprendre que les deux pièces sont étroitement liées, même si elles n’appartiennent pas au même bâtiment. Quatre bureaux se succèdent et se ressemblent mais en fait sont situés dans divers pays lointains. Si l’on souhaite vraiment assurer une parfaite unité de lieu, on peut simplifier le décor en remplaçant le bureau du service après-vente par un écran. Situé dans le salon du personnage principal, grâce à un projecteur, il ferait apparaître les techniciens successifs.
Personnages :
Louise, une usagère mécontente du bug à répétition de son robot domestique.
Le robot domestique.
Quatre techniciens, le premier à l’accent slave, le deuxième l’accent roumain, le troisième l’accent canadien, le quatrième l’accent sénégalais.


présentation / résumé

Les étrangetés techniques nous rendront-elles fous ? Qui n’a jamais croisé un bug, un couac électronique, une bizarrerie digitale ? Dans la foulée, qui n’a jamais appelé par téléphone une assistance technique, non sans une patience soutenue, dans l’espoir d’être dépanné ? Chacun n’est-il pas jaloux de son droit de vivre parmi des appareils qui fonctionnent normalement ?

Hélas, c’est là où tout se complique.

En effet, ce n’est pas une sinécure de se faire comprendre à distance par un aimable spécialiste qui ne maîtrise pas forcément au mieux votre langue (délocalisation oblige) et qui, entre deux appels tendus, ne réalise que superficiellement ce qui est arrivé à votre engin particulier. Avec bienveillance, le technicien présume, tente d’émettre des hypothèses qui collent de manière plus ou moins probable au cas qui est le vôtre. Débordant de sollicitude, tout convaincu qu’il soit d’avoir bien aidé (en ayant levé le bon lièvre), un tel service peut, du haut de ses certitudes, passer complètement à côté de la nature et de l’origine du dysfonctionnement qui vous accable.

Transposons cette problématique dans un avenir pas si lointain, lorsque les robots d’intendance feront partie de notre proche entourage.

Dans notre petit « théâtre de chambre » (inspiré de Jean Tardieu), Louise n’en peut plus de son robot domestique qui rate systématiquement une tache ménagère indispensable : refaire le lit. Elle s’en remet donc à la compagnie qui a construit l’appareil, plus précisément au service après-vente. Ce qui nécessite plusieurs contacts. Or, fâcheusement, chaque technicien sollicité a sa petite idée personnelle sur la procédure à suivre pour corriger l’imperfection robotique. Comment Louise va-t-elle vivre cette succession de conseils, de recettes, pour remettre en état de bonne marche l’engin qui gère son quotidien ? Et, au final, comment se comportera l’automate, qui semble suivre de près ces coups de fil ?

Biographie express

Né dans la cité de l’Atomium, Robert Yessouroun a migré dans la ville du CERN. Naguère professeur de lettres, de mathématiques et de psychologie, aujourd’hui, il explore, à travers l’écriture, sur le mode cocasse, badin, sans avoir l’air d’y toucher, quelques grands thèmes de l’anticipation (rajeunissement, contacts avec les extraterrestres, cohabitation avec les robots domestiques)… en pointant la petite bête qui peut se cacher derrière toute innovation. À défaut de saisir le monde contemporain qui semble échapper à tout le monde, il réfléchit sur notre avenir et ses couacs, non sans le regard humoristique hérité de Jacques Tati.

Début

À la mémoire de Jean Tardieu et de son théâtre de chambre
Pièce dédiée à une grande compagnie de télécom…
 Scène 1
 À droite du décor, fatiguée par le travail, Louise rentre à la maison, jette son imper négligemment à terre, dans le salon. Le robot se précipite pour le ramasser.
 LOUISE
Quelle journée ! À cran devant l’écran… (Obséquieux, le robot acquiesce.) As-tu fait la chambre ?
LE ROBOT (très professionnel)
Hélas, non, madame.
LOUISE
Et pourquoi, cette fois ?
LE ROBOT (désolé)
Manque de données pour répondre à cette question, madame.
LOUISE
Comme d’habitude, quoi !
LE ROBOT (comme emprunté)
Votre mari vous a laissé un message, madame. Sur la table basse du salon.
Tendue, Louise saisit la feuille de papier qu’elle lit à haute voix :
LOUISE
« J’espère qu’enfin, aujourd’hui, tu vas prendre les choses en main. »
LE ROBOT (perplexe)
« Prendre les choses en main » est une expression insaisissable.
Louise hausse les épaules.
LOUISE (accablé, le dos voûté)
Où est le téléphone ?
LE ROBOT (reculant d’un pas)
Vous n’allez pas faire ça !
 Scène 2
 Dans le salon, suivie par le robot, Louise fait les cent pas, un téléphone collé nerveusement à l’oreille. Le haut-parleur activé laisse percevoir une sonnerie légère.
LOUISE (courroucée, à son robot domestique)
On en a marre de toi et de tes services ! Marre, tu entends ? Je téléphone à la foutue boîte qui t’a fabriqué.
LE ROBOT (calme, écartant les bras)
Sûrement un infime détail dans le codage…
La sonnerie s’arrête. Une voix féminine se déploie, avec douceur.
LA VOIX (chaleureuse)
Bienvenue chez ROBDOM. Si vous êtes de bonne humeur, appuyez sur la touche un. Si vous êtes fâché ou hors de vous, appuyez sur la touche deux. Si vous ne savez pas dans quel état vous vous sentez, appuyez sur la touche trois. (Louise s’enrage. Un temps.) Vous êtes de mauvaise humeur. Fort bien. Nous allons avoir besoin de votre compréhension. Le personnel susceptible de répondre à cet état désagréable est en ce moment fort sollicité. Peut-être seriez-vous bien avisé de rappeler plus… (La voix est interrompue par celle d’un technicien ; le bureau à gauche s’éclaire, affichant au fond la carte de la Bulgarie)
LE TECHNICIEN À L’ACCENT SLAVE (il écarte plusieurs appareils qui gênent la vue de son écran)
En quoi puis-je vous aider ?
LOUISE (soulagée)
Ah ! Contente de vous avoir au bout du fil ! Mon robot ne parvient plus à faire nos lits.
Le robot adopte une posture honteuse.