Participant 2020

Confinement

Éric Lysøe

Liste des personnages
 Les humains
 Ariane Desperanz (prononcez « Despérantz »), 35 ans, scientifique de haut vol. Une grande femme, très mince, cheveux longs attachés (chignon ou queue de cheval), visage et allure stricts. Elle est vêtue d’une combinaison argentée.
 Mervyn, même âge, artiste insouciant et distrait. C’est le « partenaire durable » d’Ariane (équivalent du mari), de la même taille ou légèrement plus petit qu’elle. Au début de la pièce, il a les cheveux en bataille et a revêtu durant la nuit une combinaison en polaire rose. À son insu, ce vêtement ­— avec sa grande tache blanche sur le ventre et sa capuche à longues oreilles — le fait apparaître comme un gros lapin. Il est d’autant plus ridicule qu’il est visiblement bien trop court pour lui et laisse à nu ses mollets et ses avant-bras. Très distrait, Mervyn ne s’est pas rendu compte que c’était ce vêtement-là et non un quelconque pyjama qu’il avait enfilé dans le noir.
 Les humanos
 Les humanos sont des créatures artificielles ressemblant à s’y méprendre à des êtres humains. Les seules marques distinctives de l’espèce se réduisent à une relative fixité du regard et à une exagération sensible des expressions du visage. Leurs noms sont transposés de prénoms « humains » commençant par la syllabe « Gé/Jé », notée G-. À chaque fois qu’un humano est évoqué par son nom, il faudrait qu’une pause légère, mais sensible de la diction permette au spectateur de percevoir cette singularité onomastique et orthographique.
 G-sika. Plus petite qu’Ariane. Très belle. Cheveux mi-longs, flottant sur les épaules. Au début de la pièce, elle est vêtue de façon à mettre en valeur ses formes. Jupe longue à franges métalliques. Bustier réduit à l’essentiel (agrafé entre les seins). « Humano de plaisir », elle est dédiée à l’activité sexuelle de Mervyn et d’Ariane.
 G-rom. Plus grand que Mervyn. De constitution lourde : il n’est pas là pour séduire, mais pour veiller au bon fonctionnement du module d’habitation. « Humano d’entretien », il est d’ordinaire armé d’un outil de nettoyage : balai, aspirateur ou plumeau. Il est vêtu d’un bleu de travail, par-dessus lequel il a passé un tablier de ménagère des années 1950, rose de préférence.
 G-rare. — Ce n’est tout d’abord qu’une voix, diffusée par haut-parleur. On ne verra son visage qu’à la fin, projeté sur le grand écran placé au fond de la scène. Il apparaîtra alors outrageusement maquillé et coiffé comme un empereur du théâtre chinois : une tiare hémisphérique en feutre rouge, frappée d’un soleil en or et surmontée d’une sorte de ressort en feutre de la même couleur ; une pièce rectangulaire, recouverte, elle aussi, de feutre rouge, s’y trouve accolée pour former l’arrière de la coiffe ; de chaque côté de la tiare, fixées à l’horizontale, se détachent deux ailettes relativement raides en tapisserie à motifs bleus et dorés.
 
Décor
 La pièce se déroule dans un futur indéterminé. La scène représente la pièce centrale d’un module d’habitation.
Le mur du fond est entièrement occupé par un écran qui, lorsque le rideau se lève, se réduit à un grand panneau noir parcouru de « parasites ». On entendra des grésillements jusqu’à ce que Mervyn coupe le son, peu après son entrée en scène.
Côté jardin. Dans le fond, à gauche, se trouve le sas d’entrée, de la taille d’une porte. Il est censé être formé de deux cloisons transparentes en arc de cercle qui dessinent sur le sol une ellipse très aplatie. En réalité, il est matérialisé sur scène par deux doubles rampes de spots (avant et arrière, haut et bas). Lorsque quelqu’un s’introduit dans le sas, les lumières palpitent et éclairent le visiteur. Si celui-ci possède les « droits » d’entrée – vérifiés censément par un système de reconnaissance faciale –, la cloison devant lui paraît se liquéfier (grâce à un jeu spécifique des deux rampes lumineuses placées à l’avant) avant de lui céder le passage. Quand le sas est inoccupé, les quatre rampes répandent une clarté assez faible et laissent entrevoir le paysage avoisinant. Lorsque le rideau se lève, le sas permet d’apercevoir ainsi une étendue désolée, grise, baignant dans une lumière rougeâtre, un arbre mort planté en son milieu.
À côté du sas, une porte de verre dépoli donne accès à la « salle de soins » (salle de bains, dressing, etc.)
Côté cour. Le mur est couvert d’écrans plats de différente taille, à l’exception d’une porte de verre dépoli donnant sur la chambre. Contigu à cette porte et près de l’avant-scène se trouve un poste informatique. C’est une sorte de box, isolé à droite et à gauche par des plaques de « cristof » (plexiglass) et occupé par un meuble supportant un clavier, une unité centrale équipée de diodes multicolores et surmontée d’un écran. Sur une des cloisons de cristof, et reliée à l’unité centrale par un câble, une boule noire dont chacun sera libre d’interpréter la fonction. Une chaise pivotante, assez haute, permet de s’asseoir en face de l’écran. À l’avant-scène, fixée au mur, une crédence supporte un dispositif qui ressemble assez bien à un rétroprojecteur. Il s’agit d’un « holographe », un appareil de communication qui permet de matérialiser son correspondant sous la forme d’un hologramme en modèle réduit. (Que le metteur en scène se rassure : cette sorte de visiophone est en panne, et ne fonctionnera pas durant toute la pièce.)
Au lever de rideau, les écrans plats sont eux aussi parcourus de parasites, seul le moniteur du poste informatique est d’un bleu uni. Une pomme se trouve posée à droite du clavier, à la place d’une éventuelle souris.
Avant-scène. Au centre, un canapé trois places gonflable en matière plastique transparente.

Présentation - Synopsis

 Dans un futur indéterminé, une pandémie mal identifiée contraint un couple au confinement total. La femme, Ariane Desperanz, est une scientifique de haut vol. Elle se trouve amenée à cartographier à distance le cheminement du virus au sein de la population afin d’endiguer au plus vite la pandémie. Mervyn, son « partenaire durable » – autrement dit : son mari – est, lui, un artiste ; il s’est fait une réputation de virtuose dans le domaine du « piano aquatique ». Tous deux partagent leur module d’habitation avec deux « humanos », des créatures artificielles dernier cri qui se distinguent à peine de l’humanité ordinaire. G-rom est un humano d’entretien, affecté à la gestion de la vie quotidienne : ménage, petites réparations, etc. G-sika est une humano de plaisir, censée stimuler la libido du couple.

Une série de dysfonctionnements va mettre fin à la vie sans histoire que mènent ces quatre protagonistes. Ce sont d’abord les différents outils de communication avec l’extérieur qui tombent en panne, empêchant ainsi Ariane de travailler. Puis toute une série de bizarreries s’introduisent dans le comportement des deux humanos, alors que, comme pris de brusques crises, les haut-parleurs dont l’habitation est remplie délivrent des informations sonores inattendues — musique, bruits d’origine inconnue. Ariane et Mervyn en viennent à croire que les deux créatures artificielles ont décidé de se débarrasser d’eux pour vivre une idylle torride. Ils sont cependant loin d’imaginer ce qui les attend quelques minutes avant que le rideau ne tombe.

Pour donner plus d’intensité dramatique aux événements, cette courte pièce repose essentiellement sur les renversements du grotesque. On ne s’étonnera donc pas d’être régulièrement perturbé par des déguisements ou des gestes, des mimiques clownesques. Elles trouveront in fine une interprétation rationnelle et, on l’espère, inquiétante.   

 

Biographie-express

Universitaire et anthologiste (Musiques d’Outre-Mondes), Éric Lysøe est l’auteur de nombreux essais, consacrés pour l’essentiel à la littérature fantastique. Depuis 2013, il a publié plusieurs romans, une trentaine de contes fantastiques et autant de nouvelles de science-fiction. On pourra lire entre autres : Les Tambours du vent (recueil), Un cerf en automne (roman), Dernières Nouvelles des arrière-mondes (recueil), Jardins d’acclimatation (recueil), Les Choryphèles de l’Empereur (roman jeunesse).

Début de la pièce

Scène 1
Ariane, Mervyn
Au lever de rideau, Ariane, une télécommande à la main passe du poste informatique au centre de la pièce. Quand elle est au centre de la pièce, elle se présente au spectateur de trois quarts ou de profil. Elle contemple alternativement le grand écran du fond et les écrans plats à droite. Elle appuie sans cesse, bras tendu, sur le même bouton de la télécommande. Quand elle est devant le poste informatique (où elle ne s’assied pas), elle pianote d’une main sur le clavier en regardant alternativement le moniteur et la boule noire ; de temps en temps, elle jette également un coup d’œil au grand écran du fond en pressant la télécommande. On la sent plus énervée qu’inquiète. Au début de la scène, et jusqu’à ce que Mervyn coupe le son, on entend des grésillements, des crachotements.
 
Ariane, tout en allant et venant du centre de la pièce au poste informatique. — Saleté de connexion ! Toujours pareil, c’est quand on en a le plus besoin, que ça tombe en rade… (Elle pousse jusqu’à l’holographe, tente de l’allumer.) Central ? Central, bon sang, Central ! Ici Ariane Desperanz. Ariane Desperanz… (Nouvelle tentative.) Allô, le Central. Docteur Desperanz au bout du fil… (On voit la lampe palpiter puis s’éteindre) Rhaaaaaa ! Comment voulez-vous que je travaille dans des conditions pareilles ?  (Elle secoue la partie supérieure de l’appareil.) Central… C’est moi, Ariane Desperanz. (Elle fixe à nouveau l’écran principal, appuie sur la télécommande.) Et merde ! (Elle jette la télécommande et s’assied devant l’ordinateur.)
Elle pianote pendant quelques instants, de plus en plus violemment. On voit des lignes de codes défiler, mais rien qui, visiblement, corresponde à ses attentes. Rentre Mervyn, bâillant et s’étirant.
Mervyn, se dirigeant vers le centre de la pièce, puis vers Ariane. — Mmmm ! Bonjour, ma chérie.
Ariane pivote sur son siège pour lui faire face. Elle a un mouvement de recul lorsqu’elle s’aperçoit de sa tenue. Elle pointe le doigt en direction de la grande tache blanche du ventre. Mais une brusque détonation de parasites fait se retourner Mervyn, de sorte qu’il ne prête pas attention à la première phrase de sa femme. 
Ariane — C’est quoi cette tenue ?… (Les parasites s’étant tus, Mervyn se retourne vers elle avec un tel sourire qu’elle secoue la tête et abandonne l’idée de lui faire une remarque.) Bonjour mon cœur.
Mervyn, bâillant et s’étirant à nouveau. Alors quelles nouvelles ? (Il l’embrasse sur le front)
Ariane — Les nouvelles ? Ben justement, c’est qu’on n’en a pas, de nouvelles. Regarde ! Les écrans de contrôle ne renvoient aucune information.
Nouvelle détonation de parasites. Mervyn regarde les écrans, cherche des yeux la télécommande, la ramasse.
Mervyn. — Si tu permets… (Il coupe le son.) Ah ! ça va mieux comme ça. (Il vient derrière elle, et l’étreint amoureusement.) Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, non ? Ce n’est pas la première fois qu’on se retrouve dans un isolement complet…
Ariane s’abandonne quelques secondes dans les bras de son partenaire. Puis elle se redresse.
Ariane. — Peut-être, mon chéri, mais tu oublies la pandémie. Ne pas savoir comment progressent les choses, ni quoi faire pour endiguer le mal… On ne connaît même pas les symptômes… Et moi, là-dedans, qui suis censée cartographier la progression du virus, puis envoyer mes résultats à l’Académie impériale… Je fais comment, dis-moi ? Non, franchement, ce n’est pas une situation… tenable, en tout cas sur la durée. Il peut se passer n’importe quoi. De hauts responsables peuvent être infectés, personne n’en saura rien…
Mervyn, d’un air indifférent, petite moue du bout des lèvres. — Les hauts responsables, bah… (Un temps de réflexion.)  Si plus rien ne marche, on pourrait peut-être s’autoriser à sortir ? Toi au moins. Raison professionnelle.
Ariane. — Non, tu as entendu comme moi les consignes de l’Empereur. On ne sort sous aucun prétexte. On opère à distance. Point !
Mervyn. —  C’est quand même ballot. En aéro, il te faudrait à peine dix canutes pour rejoindre la Commanderie et expliquer le problème aux autorités.
Ariane, sèchement. — Si tant est que tout fonctionne, mon cher ! Ça fait quand même trois lunes qu’on est coincés ici. Depuis le temps qu’on n’y a pas touché, à l’aéro, il serait bien fichu de faire comme le reste, celui-là !
Mervyn, l’enlaçant à nouveau. —  Bah ! Tu vois tout en noir… Comme si le virus s’attaquait aux machines.
Ariane, commençant à s’énerver tandis que Mervyn la relâche. — Je ne te parle pas du virus, Mervyn, mais de toutes ces petites choses que tu ignores superbement : le plein de keroze, l’entretien des circuits imprimés… Sais-tu où en est la réserve d’oltex, par exemple ? as-tu purgé récemment les puces d’accélération ? (Mervyn fait un geste d’impuissance, haussant les épaules et écartant les bras, paumes tournées vers le plafond. Ariane prend une large respiration et finit par lui sourire.) Mais bon ! ça ne sert à rien de s’énerver… C’est comme ça, de toute façon, on n’a pas le droit de sortir.
Mervyn s’éloigne un peu, regagne le milieu de la pièce. Un instant, il tourne le dos à Ariane, comme s’il cherchait quelque chose.
Mervyn. —  Et en demandant à G-rom ? Les humanos ont le droit de sortir, eux…
Ariane. — G-rom ? Tu penses bien que c’est la première chose à laquelle j’ai songé. Il est introuvable depuis ce matin.
Mervyn, se retournant brusquement. — Hein ?
Ariane. — Je l’ai cherché partout. J’aurais aimé qu’il m’aide à détecter les raisons de cette maudite panne de communication. Mais monsieur n’est pas visible.
Mervyn. — Tu as vérifié s’il n’était pas tout bêtement descendu dans la cave pour contrôler l’état de nos rations alimentaires ? Il m’a paru bizarre ces derniers temps, comme s’il était inquiet…
Ariane. — Je suis allée partout, Mervyn. Enfin… sans sortir du module, bien sûr…
Mervyn se poste devant le sas et observe le paysage à l’extérieur. Il se retourne après quelques instants.
Mervyn. — Je ne vois rien dehors. S’il est parti, cela doit faire un moment. Il a dû avoir besoin du dernier plumeau à la mode, ou d’un nouvel aspirateur à synthèse quantique. Je ne pense pas que ce soit lié à ta panne, ma chérie. Je l’imagine mal s’enfuir à la première alerte. D’ailleurs où irait-il ?... Et G-sika ?
Ariane, soupirant. — Elle doit être là où nous l’avons laissée, Mervyn. Et pour ce qui te concerne, cela fait… (Elle consulte l’intérieur de son avant-bras gauche ; un petit écran numérique est fixé sous le tissu de la combinaison, comme s’il était greffé dans la peau ; le spectateur doit apercevoir des diodes vertes qui clignotent). Enfin, cela ne fait pas si longtemps que ça. Je suppose que, comme d’habitude, elle doit paresser dans notre lit. De toute façon, je crains qu’elle ne puisse nous être d’une grande aide…
Mervyn. — On pourrait au moins savoir si elle est au courant pour G-rom. (Il traverse la scène, ouvre la porte de la chambre, et crie :) G-sika !…
On entend un remue-ménage dans la pièce voisine. Puis G-sika apparaît, se glissant sous le bras de Mervyn qui maintient la porte ouverte.