Texte participant

Leçon inaugurale au Collège des Errances

Louise Sbretana

in memoriam Philip.K.Dick

Présentation :

 
Imaginez le discours de Philip K. Dick s’il avait reçu le prix Nobel de littérature…
Ou imaginez son discours inaugural s’il avait été élu professeur au Collège de France ?
Le texte que je vous soumets est ainsi née de deux lectures en parallèle : le discours inaugural de Foucault au Collège de France et la conférence donnée par Philip K. Dick au festival de Metz en 1977. À cela, j’ai intégré des éléments autobiographiques pour donner corps au personnage du Professeur Johannes von Poussière.
Comme K. Dick, ce personnage est mû par des pulsions contradictoires. Il dénonce une société pourrie par les inégalités et pourtant il court après la reconnaissance.  Il est persuadé de détenir la vérité alors qu’il croit à l’éclatement de la réalité, à sa fragmentation dans le multivers. Le résultat est un texte halluciné, comme l’Exégèse de K. Dick, un récit initiatique qui raconte l’itinéraire d’un rêveur des mondes où vous croiserez des pieuvres réfugiées sur Mars, la caste des robots-cochons unidirectionnels, le grand poulpe inquisiteur et d’autres créatures.
            Il n’y a aucune didascalie et pas d’indication pour le nombre d’acteurs, il peut y en avoir un ou plusieurs pour rendre l’éclatement du personnage dans plusieurs mondes. Ma conviction est que le théâtre ne peut pas lutter, de surcroit pour la SF, contre la puissance visuelle du cinéma. À l’instar des monologues du répertoire, Koltès, Beckett, je pense que la force du théâtre réside moins dans les décors que dans l’invention de la langue et la performance de l’acteur incarnant le texte.

Bio et biblio express

Louise Sbretana :
Influencée par le roman noir, l’antiquité et les sciences sociales, Louise Sbretana écrit principalement une SF incarnée où l’assouvissement du corps est confronté à un étrange hors-norme.

Nouvelles :
« Dans le ventre du Gibtz », Fabuleux ZOOpuscules 02, éditions Animal DEBOUT, juin 2019
« Qu’est-ce qu’une pizza ? », Réticule n°1, septembre 201
« Le Déshumain », anthologie En situation de handicap…dans le futur, éditions Arkuiris, automne 201
« La planète de Lanval », revue Fantaisies Art and Studies n°7, thème fantasy arthurienne, 201
« La ferme de Marie », accompagnée d’une notice sur la fée Margot, anthologie Nuits de Bretagne, éditions Luciférines, avril 2020
« Histoire du Maudit », anthologie Histoire du soldat 100 ans plus tard, recueil collectif, concours de la Revue des Citoyens de Lettres, éditions Plaisir de lire, juin 2020
« Histoire de la Dissociation », revue L’Ampoule n°7, éditions de l’Abat-jour, juin 2020
« Amour, pouvoir ou vérité », revue des Cent papiers n°3, les éditions du Faune, juillet 2020
« Outils volés », revue Le Novelliste, éditions Flatland, décembre 2020

Extrait du texte :


« Mesdames, Messieurs, éminents confrères, chers collègues, je tiens d’abord à remercier cette assemblée si nombreuse pour cette Leçon Inaugurale au Collège des Errances. Je vous sais gré, car c’est bien moi, Johannes Von Poussière, que vous êtes venus écouter et si vous ne vous étiez pas déplacés ce soir, paradoxalement je n’en serais pas là.
Car quand je dis « moi » et « là », ce n’est ni vraiment moi, ni réellement ici. Je pourrai avoir une autre tête, une apparence complètement différente, des jambes plus courtes, un crâne moins dégarni, plusieurs tentacules et discourir dans un lieu totalement dissemblable, un théâtre ou un aquarium, cela ne changerait rien à la raison de votre venue.
Ce n’est pas vraiment moi, ici et maintenant, que vous écoutez, mais plutôt la fonction d’un occupant provisoire assis sur une chaise, devant un bureau. Autant de mobiliers éphémères et contingents, parfois habité par un nom ou un espace qu’on finit par identifier à une entité singulière, alors que,
(vous l’aurez compris nous sommes déjà rentrés dans le vif du sujet concernant la doctrine
de la science dont je suis l’inventeur :
la relativité ontologique de la sociogenèse juridique )
alors que cette désinence particulière d’une modalité probable de l’être aurait pu, comme vous tous, être conjuguée, et d’ailleurs nous le sommes tous, à un autre temps et dans un autre lieu.
Nous ne sommes que des incarnations parcellaires d’un univers statistique.
Alors pourquoi moi ? Pourquoi vous ici ?
Pourquoi ce discours à cet instant plutôt qu’ailleurs et plutôt que rien ?
Pourquoi ma bouche parle dans la lumière tandis que vos oreilles écoutent ramassées dans l’obscurité ?
Il y en a qui, parmi vous, se posent ces questions et même me jalousent. Si si si, je le sais ! Il y a dans cette assemblée un bon nombre d'envieux qui voudraient briller dans ma lumière. Ceux-là rêvent de tenir ma place et de parler en mon nom à travers leur propre bouche. Et me voler mon discours ! Que mes mots deviennent leurs phrases ! Alors qu’ils sont là, bouche bée, le bec clos comme des canards en plastique dans une baignoire, incapable de se déclouer le cul de leur coin-coin quotidien.
Ils ne l’avoueront jamais à haute voix, ils crèvent d’envie que nous échangions nos rôles. À leurs yeux, je ne suis qu’un usurpateur à tire d’ailes. Ils voudraient que mon discours ne trompette plus leur pensée, mais au contraire que leur rage leur appartienne et jaillisse enfin de leurs orbites, hors leurs lèvres leur propre envol, et bien, non ! Assez trembler de rêve ! En vérité, ils sont peu nombreux ceux qui, parmi les ombres assises en silences, trouvent le courage de courir debout face aux étoiles.
La jalousie est une piètre comédie, personne ne veut vraiment échanger nos rôles. Ni vous, ni moi, ni eux, ni toi, ni… pas même les truites à la place des saumons… ou les scarabées avec les coccinelles… bref, personne. Quand on dit de quelqu’un qu’il vous a piqué votre place :
- d’une, ce n’est pas la vôtre, sinon vous y seriez, d’abord ;
- et de deux, et cela doit vous consoler très certainement, sachez que quelque part ailleurs dans une modalité adjacente de l’existence, il existe une version probable de vous qui occupe nécessairement cette place qu’ici, dans cette version de l’univers, malheureusement vous n’avez pas.
J’avoue que, peut-être, je n’ai aucun mérite à avoir été choisi…
Il n’en reste pas moins que le flambeau de cette tribune, c’est vous qui me l’avez allumé, par la convergence de notre inconscient quantique, le truchement collectif et infra-mental de la réalité la plus probable.
Tout état de fait est le produit d’un consensus neuronal sur la force
et la stabilité de l’élaboration de cette même réalité.
Donc, pour résumé et finir cette introduction sur la relativité ontologique de la sociogenèse juridique : à la place d’où je suis, vous m’écoutez, car lorsque je disserte sur moi, je parle de vous et cela n’est pas le moins improbable des songes que ce que nous nommons d’un commun accord la Vérité. »