3ème Prix ex aequo

Ce qu'ils ignorent

Louise Roullier

personnages

Gurunderi.
Al.
Roch.
Bao Xin.
Daoud.
À ces cinq acteurs s’ajoutent Deux voix hors scène, qui peuvent être assurées par deux des cinq acteurs.
Chacun des personnages peut être interprété par n’importe quel comédien, sans restriction de genre, d’âge ou autres. La comédienne ou le comédien est libre de changer les marques d’accord dans son texte.
Pénombre sur le plateau. Une table de conférence, ronde, avec cinq chaises, des bouteilles d’eau, des thermos de café et de thé, des blocs-notes, un ou deux ordinateurs portables. Quelques livres de droit, de politique et de philosophie sur la table, dont Théorie de la justice de John Rawls. Au centre de la table, un réveil.
Des fenêtres au fond de la salle : on voit au-delà le chantier de construction d’une grande colonie spatiale, dont on aperçoit les scintillations rouges et bleues.

Présentation – synopsis

 Ce qu’ils ignorent est une fable politique et philosophique. Répétant l’expérience de pensée proposée par John Rawls dans Théorie de la justice, cinq débatteurs se réunissent pour délibérer des lois fondamentales de la colonie terrienne sur le satellite Io. Ils refusent de recréer ce qu’ils appellent « autrefois » – autant les injustices politiques, économiques, humaines des régimes politiques passés que le gouvernement actuel de la Terre, sous la coupe d’un despote. Dans leur rejet de l’injustice, et pour préserver la colonie d’une menace militaire, les débatteurs s’astreignent à énoncer des principes menant vers une société parfaitement équitable ; ils veulent fonder une utopie.

 Mais ce qui vient saper le débat, c’est la tension entre ce que les débatteurs connaissent et ce qu’ils ignorent des autres et d’eux-mêmes. Dès l’entrée en scène, les personnages se présentent sous des pseudonymes sans aucun rapport avec leur origine ou leur personnalité. « Gurunderi » usurpe un nom d’origine aborigène ; personne posée, neutre, elle énonce les règles du jeu. « Al » adopte un diminutif asexué : c’est le personnage dont la sensibilité est la plus prononcée, avec une aversion profonde pour l’injuste. « Daoud », obsédé par la grandeur de sa mission, veut la poursuivre coûte que coûte. « Bao Xin » s’exprime avec impulsivité. « Al », distant, un brin moqueur, est titillé par la question de l’identité de ses interlocuteurs.

 Au fil du dialogue, on s’aperçoit que chacun des participants possède une connaissance encyclopédique du monde, qu’il est capable de revivre des détails méconnus de l’histoire inhumaine. Simultanément, il ignore l’essentiel : l’identité des débatteurs. Comme l’un d’eux le déclare : « Nous ne nous connaissons pas. » En tâchant d’explorer des questions latentes – qui sont les débatteurs ? que savent-ils, qu’ignorent-ils, et pourquoi ? – les personnages risquent de se précipiter dans la catastrophe.

 La pièce a ainsi l’ambition d’aborder les thèmes de la justice, de l’injustice et de l’individualisme ancré dans la psyché humaine. Elle se veut aussi « moment de théâtre » : à partir d’une situation rudimentaire (table, chaises, cinq personnes qui discutent), la parole et les gestes des acteurs évoluent entre trivialité, gravité et tension, jusqu’à l’explosion.

Biographie express

Lectrice, autrice, traductrice en amatrice, Louise Roullier se passionne pour la mythologie grecque sur laquelle elle a écrit trois ouvrages : Les Tribulations amoureuses de PoseïdônDionysos le ConquérantApollon désolantes passions (éditions Les Netscripteurs). Quand elle ne lit pas des contes d'Inde ou qu'elle ne traduit pas du latin pour passer le temps, elle forge des textes de SFFF improbables. En 2019, elle a réussi à convaincre le jury du Prix Pépin que sa micro-prose valait la 2e place, puis publié Infiniment aux éditions 1115. Ce qu'ils ignorent est sa première pièce de théâtre.

Début de la pièce

Pénombre sur le plateau. Une table de conférence, ronde, avec cinq chaises, des bouteilles d’eau, des thermos de café et de thé, des blocs-notes, un ou deux ordinateurs portables. Quelques livres de droit, de politique et de philosophie sur la table, dont Théorie de la justice de John Rawls. Au centre de la table, un réveil.
Des fenêtres au fond de la salle : on voit au-delà le chantier de construction d’une grande colonie spatiale, dont on aperçoit les scintillations rouges et bleues.
Cinq débatteurs – Gurunderi, Al, Roch, Daoud et Bao Xin – sont assis autour de la table, yeux fermés. Lumière. Les personnages ouvrent les yeux, s’étirent, font quelques mouvements.
Gurunderi. – Bonjour. Bienvenue à tous.
Al. – Bonjour…
Bao Xin. – Bonjour.
Daoud. – Bonjour, on commence ?
Roch. – Qui est notre modérateur ?
Gurunderi. – Ce sera moi, pour cette première période. Puis je passerai la modération à la personne à ma droite. Chacun de nous sera modérateur, avec un tour de table complet. Et s’il faut recommencer, nous recommencerons. Autant de fois que nécessaire. Les Lois-fondations ne s’édictent pas à la légère.
Roch. – On devrait se présenter, pour commencer, pas vrai ? Donner son nom, dire d’où on vient ? Ce n’est pas la procédure ?
Gurunderi. – Pourquoi pas. (Un temps.) L’un après l’autre, disons nos noms.
Bao Xin. – D’accord.
Daoud. – D’accord.
Al. – D’accord.
Gurunderi, se lève. Ton posé, neutre. – Gurunderi. C’est le nom d’un héros, dans les mythes du peuple Ngarrindjeri d’Australie. Pourtant, je ne viens pas d’Australie, et si jamais j’ai vu, personnellement, la mer, je n’en ai aucun souvenir. Appelez-moi Gurunderi.
Al, se lève. Voix jeune et mal assurée. – Al. On pourrait croire que c’est un diminutif… pour Alain, pour Aline, pour Alexa, pour Alpha… Des noms européens à certaines oreilles, j’imagine… Mais je ne m’appelle pas Alain. Ni Alexa. Ni rien de tout ça. Je ne viens pas d’Europe, évidemment… Vous pouvez m’appeler Al, tout de même.
Daoud, se lève. Ton sévère, énergique. – Daoud. C’est la version arabe de David, le deuxième roi des Hébreux selon le livre des Rois, dans la Bible. Mais je n’ai, vous l’avez compris, aucune attache, aucune, avec aucun de ces peuples. Mes attaches importent peu. Je suis là uniquement pour rédiger les Lois. Appelez-moi Daoud.
Bao Xin, se lève. Voix sonore, parle avec les mains en gestes vifs. – Vous voulez un nom ? En voici un : Bao Xin. Je vous donne même son écriture, si vous voulez. Prenez deux idéogrammes, « cœur » et « précieux », en mandarin. Jamais pourtant, je vous le jure, je n’ai mis le pied en Asie. Mais Bao Xin est le nom que je porterai pour vous.
Roch. – Tout le monde a donné des pseudonymes ? Personne ici ne donne son vrai nom ?
Bao Xin. – Nous ne sommes pas là pour faire connaissance.
Daoud. – Nous sommes là pour la mission.